Me voilà donc guérie, soignée, réparée… sauvée !
A en écouter le corps médical, mes proches, tout va bien dans le meilleur des mondes, les épreuves sont derrière moi, il ne me reste plus qu’à vivre, en profiter, oublier tout ça, retrouver l’énergie de la vingtaine et de la jeunesse qui n’a pas de limite.
Sauf qu’au creux de moi, cela ne se passe pas vraiment comme ça.
Réapprendre en deux ans à marcher puis à respirer, d’accord, c’est une renaissance symbolique, c’est intéressant sur tous les plans et c’est une expérience de vie incroyable. Mais à court terme, je dois surtout reconstruire mon rapport au corps et ça n’est pas simple.
D’un corps allié dans lequel j’avais l’habitude de vivre, d’un corps souple et musclé par la danse, d’un corps que j’aimais et dont je trouvais les courbes plutôt féminines et harmonieuses, il me faut faire le deuil. Je dois, non pas je peux, je dois car c’est ma nouvelle enveloppe et “je peux déjà être heureuse d’être en vie” comme on le répète souvent à juste titre, me suffire désormais de ce corps en qui je n’ai plus confiance, de ce corps que je trouve défiguré de cette balafre à l’époque rouge et tuméfiée, de cette prothèse qui se met parfois dans une position qui me crée des douleurs incroyables et bloque ma nouvelle respiration dite “paradoxale”, de ce corps qui m’oblige à redéfinir tous mes mouvements du quotidien… enlever un pull, choisir des vêtements, des bijoux dont je supporte le contact, ne plus rien porter (pas même une bouteille bras tendu pour servir un verre), renoncer à tous les passages au sol dans ma pratique de la danse et du yoga, aux appuis sur les bras quand je fais l’amour.
Ces deux épreuves s’invitent doucement dans ma vie quotidienne et me font expérimenter ce “handicap que l’on ne voit pas”, celui qui crée cette difficulté relationnelle où ceux qui vous connaissent et savent oublient peu à peu et font au quotidien “comme si” ça n’avait jamais existé, et où ceux qui ne vous connaissent pas ne peuvent pas savoir, n’ont pas à savoir et formulent régulièrement, sans aucune mauvaise intention, des demandes qui ne peuvent être satisfaites. C’est tellement difficile d’alterner intérieurement selon les situations entre la posture de victime qui met au centre de l’attention mais fait naître un regard de pitié, la posture de guerrière/super héros qui a triomphé de l’épreuve, la posture du déni confortable aussi à ses heures…
S’en vient alors une longue période difficile de décompensation, de repli, de fermeture, d’isolement, de non envie. Un temps d’introspection essentiel sans doute aussi, mais vécu comme un rapport de force. Il est au final moins douloureux de me mettre en veille que de me confronter au regard des autres, aux questions qui en soi n’ont rien d’indiscrètes mais dont les réponses dérangent parfois… et réveillent en moi la blessure.
Je me sens vivante mais si profondément blessée, meurtrie. Je ne sais plus où sont mes frontières, comment me positionner avec ce corps que j’habite si douloureusement. J’alterne des périodes d’abstinence sexuelle et relationnelle et des rencontres éclair, la relation m’est devenue trop difficile, je ne veux plus me livrer, j’ai du mal à me “montrer”, à assumer ce que j’ai traversé et les cicatrices qui en résultent.
Mon féminin peine à vibrer, je n’aime plus mon corps, une partie de moi lui en veut, une partie en est fière aussi. Ma pratique du yoga et de la danse me sont essentielles. Ce sont finalement les seuls instants, à l’occasion d’un cours, d’un stage ou lorsque je danse des nuits entières où j’en oublie mon corps du moment, où je me sens “comme dans mon corps d’avant”… jusqu’au mouvement imprévu où la douleur me rattrape, la limite se fait sentir.
C’est une période où je m’ouvre aux enseignements de Mantak Chia, de Margo Anand-Naslednikov et de tant d’autres, où j’aspire à une sexualité différente, vibrante, connectée, sacrée. Je rencontre à cette période certains êtres qui ont contribué de façon essentielle à la femme que je suis aujourd’hui. Nous partageons cette recherche, ces lectures, ces aspirations qui nous animent.
C’est aussi une époque où j’organise ma vie en alternant des périodes de travail intense en free-lance et des longs voyages. Je parcours l’Asie, me rend plusieurs fois en Inde. A l’occasion d’un voyage qui me mènera également en Birmanie avec mon compagnon de l’époque, je suis amenée à vivre une nouvelle expérience forte de ma vie de femme : enceinte depuis peu, je fais une fausse couche spontanée à Bénarès en 2003. C’est une épreuve terrible que les Indiens me proposent de considérer sous un angle nouveau : j’ai libéré une âme à Varanassi, c’est le rêve de tous de venir y achever leur cycle de réincarnations. J’accueille l’idée, mais je rentre en France émotionnellement dévastée.
Mon rapport à mon corps est loin d’être simple et stable. Je me reconstruis et me détruis, je me cherche, j’explore ce que la vie me propose, je me laisse un peu porter par les rencontres, les expériences. J’alterne entre des phases exaltées et des moments de chaos intérieur. Je goûte à l’amour dans ce qu’il a de plus sacré et me sens parfois comme une terre brûlée dont il ne reste plus rien en surface mais qui travaille en souterrain à une renaissance.
Au cœur de ce chaos, sans le savoir, j’ouvre la porte d’une nouvelle expérience traumatisante : l’agression, le rapport non consenti, le viol. #MeToo.
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !